« ENTRE DEUX… »
EXPOSITION d’ANNA NOVIKA SOBIERAJSKI
CHAPELLE DU QUARTIER HAUT / SETE / NOVEMBRE 2015
La rigueur de la grille pour ancrer le feeling
À propos de ses œuvres, Anna Novika Sobierajski parle elle-même de « territoires croisés », et je ne peux que lui donner raison. Il s’agit bien, en effet, de « croiser » les « territoires », et dans certains de ses dessins l’artiste insiste sur le rapport conflictuel entre le corps humain, celui de la femme en l’occurrence, et le paysage rigide des machines. Le cou de la girafe n’est pas assez long pour rivaliser avec la grue télescopique. Les machines surpuissantes ne connaissent pas le mot « fatigue », elles ne connaissent pas le mot « sommeil » et encore moins « tendresse » ou « caresse ». Que peuvent la peau, les feuilles, les branches, la chair, les éléments vivants de la nature contre les quadrillages rectilignes du métal et contre les réseaux invisibles des ondes qui nous guident et nous surveillent ? Que peut une nation contre une autre nation plus forte, mieux équipée et mieux armée qui l’envahit et l’occupe ? (N’oublions pas que Anna Novika Sobierajski est originaire de Pologne, pays qui a toujours eu tant de mal à maintenir son indépendance, pris en tenaille entre ses deux grands voisins, l’Allemagne et la Russie).
Mais Anna Novika Sobierajski va plus que loin que ça.
Elle a la volonté d’y voir clair. Elle se livre à un travail exigeant qui demande de la lucidité, de la tenue, de la distance. Se placer à la rencontre des contraires, se mouvoir ainsi sur des territoires antagonistes qui vous interpellent et vous sollicitent, cela supposerait presque de pouvoir se dédoubler et de jouer double jeu. Anna Novika Sobierajski doit être forte à l’intérieur ; il lui faut une identité bien chevillée au corps. C’est une situation à risque, peu confortable, qui donne à son œuvre un goût mélangé de calme et de lutte, de sérénité et d’agressivité, de paix et d’âpreté, de douceur et de rudesse.
Du point de vue plastique, cette harmonie tendue se traduit par une confrontation et un équilibre tout aussi tendus, entre la souplesse des courbes et les frontières tranchées des lignes droites, entre la luminosité du blanc et l’obscurité du noir, entre la légèreté du vide et la pesanteur du plein.
Et aussi, entre ce qui est fixe dans la peinture, par exemple les aplats noirs des surfaces, et le mouvement que vient sur ces dernières faire bouger un projecteur vidéo.
Mais Anna Novika Sobierajski va plus que loin que ça.
De quoi est-il au fond question dans cette histoire ? Que nous dit l’artiste dans son œuvre ? Elle nous parle de principes qui sont au fondement de notre aventure de vivant, et que je résumerais de la sorte : du bon usage des contraintes dans l’exercice de la liberté. Il faut la définition de la structure pour déployer la spontanéité et l’improvisation. Il faut la rigueur de la grille pour ancrer le feeling. Il faut des matières fermes, stables pour tenir les matières molles, fragiles, flottantes, fuyantes, hésitantes. Il faut la solidité des rives pour que le fleuve coule jusqu’à la mer. Mais il ne faut pas que la liberté soit mortellement blessée par la contrainte.
Mais Anna Novika Sobierajski va plus loin encore.
Elle s’enfonce sous les vérités de surface. Elle plonge dans le monde des fantômes, dans le monde des ombres. Ce qu’elle cherche ne se voit que les yeux fermés. Ce qu’elle raconte ne peut se dire qu’avec les mots du silence.
Pierre Tilman